La sculpture avec les enfants

La première fois que je suis entrée dans le grand préau de verre de l’école maternelle pour proposer à la directrice de faire sculpter les enfants de 5 ans, j’étais loin de savoir ce qui allait se passer tant pour moi que pour eux. J’étais à un moment de ma vie professionnelle ou je me demandais si ce que je faisais avait du sens. Sculpter dans un atelier vidé des autres, rempli de mes seules chimères… N’étais-je pas en train de devenir un « tout seul » , de cette race d’humain si vite capable de se passer des autres ? Le soir de la première journée aux cotés des enfants, la question du sens était balayée. Ce que je venais de vivre était essentiel.  Quelque chose m’était arrivé.  Je me revois au soir de cette expérience, comme abasourdie par ce que je venais de vivre.

La séance est finie.  Les enfants ont filé.  Je me retrouve seule dans une classe peuplée de figures de glaise qui attendent serrées les unes contre les autres. Je les enveloppe une à une avec dans les gestes la précaution que l’on réserve aux objets dits rares. Je les regarde encore.  Chacune d’elle me touche. C’est chaque enfant que je revois.

Je ne les connais pas ; et pourtant il me semble qu’ils m’ont révélé une part d’eux même jusqu’alors restée muette. Est-ce pour cela que j’ai l’impression d’un honneur qu’ils me font ?  Quoi de plus précieux que d’entrevoir le secret que porte un enfant ?  Rien de ce qu’ils ont fait ne l’a été pour moi ou pour me plaire, c’est évident.   Ils ont juste eu envie d’avoir fait ce qu’ils étaient seuls à voir déjà fait.  Ils ont pris ce que j’offrais de moi même, ratifié ma présence. Les oeuvres des enfants portent une charge émotive que je ne m’explique pas . Je leur ai dit que la terre était une matière vivante. Ce sont eux qui l’ont rendue vivante.. Ils m’ont fait dire vrai. Ils regardent leur sculpture comme s’il s’agissait d’un être animé et ce regard leur confère une âme.

Leurs yeux donnent  vie au morceau de glaise et à travers lui au personnage qu’ils sont en train de sculpter. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils le font bouger et muer. Des mains trop lourdes pour rester pendantes au bout des bras, qu’à cela ne tienne, que mon bonhomme cale ses mains de géant derrière sa tête, et il devient « le bonhomme qui se réveille », avec, à l’arrière de la tête, deux mains-soleil qui se lèvent.  C’est encore ce personnage allongé qui tranquillement s’est redressé pour devenir « le bonhomme assis qui fait rien et qui réfléchit ce qu’il va faire »,  à l’image de cette petite Emilie dont il était né, simplement parce qu’elle avait su prendre tout son temps, en deux temps et quelques mouvements .

 

Comment ils m’ont appris à sulpter et les faire sculpter

 

1.  Leur liberté est une leçon.

  • Liberté des mots qui accompagnent leurs sculptures : les enfants qui sculptent ont tendance à parler, à raconter ce qu’ils sont en train de faire, à se raconter. Le titre qu’ils donnent à leur sculpture est souvent une histoire qui commence à se dire.
  • Oser comme eux les décalages entre la sculpture et le titre. Cela laisse une liberté d’interprétation à celui qui regarde. Ce décalage ,dans ce qu’il a d’intrigant , laisse de la place au spectateur, et peut même  provoquer chez lui un effet hypnotique (au sens ericksonnien de l’hypnose).
  • Humour et dans la réalisation et dans les titres qu’inventent les enfants.
  • A chacun son rythme. J’ai appris que l’on peut faire vite et bien, que le jaillissement dans ce qu’il a de fulgurant, est à respecter, c’est à dire à ne pas abîmer par un travail laborieux à posteriori.
  • Liberté de regard. Les enfants regardent leur sculpture comme si elle pouvait bouger, et ils la font bouger ainsi, comme ils le feraient de leur propre corps, relevant une jambe, redressant un buste, tournant une tête.

Leur imaginaire est tel qu’ils animent ce qu’ils touchent comme s’ils dotaient d’une âme ce qu’ils croient doté d’une âme.

2.  Les enfants captent mieux ce qui est sous entendu que ce qui est entendu.

A aucun moment je ne leur ai dit  ce que j’attendais d’eux, simplement je l’attendais. J’avais à leur égard une intention, un projet très ambitieux : qu’ils fassent de la sculpture et non seulement du modelage comme ils pouvaient l’avoir déjà fait ( boudins, boules, escargots).

De quoi était faite, plus précisément, cette intention de les faire sculpter ?

  • qu’ils entrent dans la sphère subjective de l’art, c’est à dire dans leur propre subjectivité.
  • Qu’ils se projettent eux même dans leur réalisation. Que celle ci soit empreinte d’eux même, qu’elle porte la singularité propre à chacun.
  • Qu’ils intègrent la contrainte de la verticalité qu’exige la sculpture. Pour cela, proposer une pique ( type pique à brochette) que l’on plante dans un socle de terre, celle ci permet à l’enfant de visualiser la verticalité et, qui plus est, de s’en servir pour « monter « sa sculpture.
  • Qu’ils remplissent chacune des 3 dimensions de l’espace, qu’ils fassent un volume et non un dessin en relief.
  • Qu’ils osent le mouvement car sculpter ce n’est pas figer mais saisir le mouvement.
  • Qu’ils aillent jusqu’au bout de la démarche de sculpteur dans la finition  de la pièce. Il s’agit de présenter un objet fini, durable , patiné .  La sculpture sera ainsi livrée au regard avec une qualité de présentation ( chaque pièce était présentée individuellement , comme en galerie, sur une sellette pour être à hauteur des yeux) qui induit une attention particulière du spectateur.

Les enfants ont intégré les consignes, les contraintes que je n’ai jamais formulées mais que , sans doute, j’ai incarnées par moi même ou par mes sculptures.

J’ai appris , à cette occasion, que ma seule présence , mon seul regard, et une écoute attentive avaient le pouvoir de provoquer chez les enfants une exigence envers eux même.

3.  Les enfants nous livrent en sculptant une part, mais seulement une part , de leur secret.

Les jeunes enfants nous disent à travers ce qu’ils créent qu’ils sont tout à fait prêts à exprimer une part intime de ce qu’ils sont, à livrer une partie d’un secret qui pourtant n’appartient qu’à eux et qui peut se laisser décrypter comme un rébus. Dans le même temps ils semblent nous dire qu’ils se réservent , que de leur secret ils ne dévoileront pas tout.  Ils nous donnent à entrevoir plus qu’à voir, leur monde intérieur . A nous de faire le reste, ou pas. A nous d’aller alors à leur rencontre. C’est une occasion rare et qui peut être saisie ou pas.  C’est, je crois, ce qui a provoqué l’émotion intense des adultes placés face aux oeuvres des enfants. Cette confrontation les a probablement replongés dans les labyrinthes secrets de leur enfance. Le spectacle des sculptures d’enfant s’offre aux adultes que nous sommes une chance de se connecter à nouveau avec cette part de nous même scellée dont le sésame peut être l’expression d’un enfant parce qu’elle va nous bouleverser.

4.  Les enfants ont une façon  immédiate d’entrer dans la  vision qu’ils ont de leur sculpture à venir.

Telle une image mentale, s’impose à eux la vision de ce qu’ils veulent modeler et qui semble préexister. Tout se passe comme s’ils voyaient déjà réalisé ce qu’ils ont l’intention de réaliser.  Cependant, lorsqu’en cours de route, la résistance de la terre, la pesanteur, voir même l’irruption d’une autre « vision » s’impose, ils savent avec une aisance déconcertante se laisser emmener vers une nouvelle  proposition, s’adapter pour suivre l’inattendu en toute confiance, là où il les mène sans toujours savoir où cela mène.

5.  La contrainte , loin de les freiner, délimite un espace de liberté rassurant.

Ce type de liberté est plus profitable pour eux que si elle ne supportait aucun cadre. La contrainte (équilibre, résistance de la terre, trois dimensions, temps…) les rassure, car elle délimite un champ d’action, elle les contient.

6.  Les enfants ont souvent de l’audace.

Leur sculptures ont une envergure, une qualité de présence particulière.

En tant que sculpteur j’ai du mal ,à démarrer une pièce sans modèle vivant ou sans esquisse ou sans une réflexion préalable, bref, sans rien.  Pour eux,  rien ça n’existe pas.

 

Comment je leur ai permis de scuplter

  

J’ai induit, chez les enfants un certain comportement par ma seule intention. Intuitivement, j’ai adopté une attitude qui les a mis  en prise directe avec la sculpture, qui les a projetée dans l’action, sans que j’ai eu besoin de parler.  Après coup, je vais tenter de lister les éléments déterminants de cette démarche.

1 -Me présenter comme sculpteur et mère.

– « Je suis sculpteur, c’est mon métier » . Ce que je vais leur transmettre est un savoir faire qui peut  être un métier.

– « Je suis la maman d’un enfant de votre âge. »   Je leur ai dit que mon fils sculptait à la maison avec moi. Les enfants m’ont fait des dessins à lui donner.

2- Leur faire toucher mes sculptures. 

Comme à un jeu de colin- maillard, ils ont pris le temps de toucher mes sculptures les yeux bandés, pour ensuite être capable de reconnaître parmi les autres, celle qu’ils avaient touchée.  Ainsi ils s’approprient une sculpture, la sculpture, cet objet en 3 dimensions qui habite l’espace.

3-  Ne rien dire ou montrer de technique au préalable. 

Dire quoi faire ou ne pas faire avant même qu’ils ne commencent aurait pu les inhiber.  Il est toujours temps si l’on observe un enfant en difficulté de l’aider à ce moment là.

4-  Ne parler que de la terre qui va être leur matière première.

Parler de la terre comme :

  • Un matériau « vivant » qui vient de la terre.
  • Diffèrent de tout ce qu’ils ont pu avoir entre les mains auparavant.
  • Avec lequel tout est possible.  « La terre , c’est magique ».  La séance de sculpture m’a fait dire vrai. (cf. l’histoire de la sculpture du loup)
  • Avec lequel moi même, je travaille.

5-  Leur proposer plusieurs couleurs de terre au choix.

Car choisir c’est déjà accepter de se lancer dans l’action. Un enfant qui attrape un morceau de terre de son choix est déjà entré dans le processus de création sans le savoir. La façon dont les enfants se jetaient sur la terre de leur choix  en disait long sur leur impatience.

6-  Les laisser chercher par eux- même.

Les laisser démarrer tout seuls, leur montrer par là, qu’on leur fait confiance et, en  général, cela suffit. Si cela s’avère nécessaire, s’ils en ont besoin, s’ils sont prêts à entendre, il est alors judicieux de leur apporter une aide technique, souvent réduite à son stricte minimum, comme de leur fournir une pique à planter dans leur pièce pour soutenir l’ensemble, ou de pincer la terre au bon endroit.

Ne rien vouloir de concret ou de trop précis pour eux. Ne pas se mettre à leur place.  Je m’en suis tenue à mon intention initiale, qu’il fassent une sculpture, peu importe laquelle. Les enfants savent mieux que moi où ils veulent aller. Je dois donc retarder au maximum mon intervention si intervention il doit y avoir. L’important est qu’elle se fasse au « bon moment » pour l’enfant, ni trop tôt, pour lui laisser le temps de trouver ses ressources, ni trop tard ,pour qu’il ne se décourage pas.

7-  Ne pas les laisser franchir leur seuil d’impatience.

Il est important d’avoir un regard vigilant sur chaque enfant, d’observer où en est chacun. Certains  démarrent plus vite que d’autres.  Les temps de latences sont variables.  Il faut juste éviter que cela ne se transforme  en blocage.   Il suffit le plus souvent de venir près d’eux et de leur demander ce qui se passe « dans leur tête ».  Mon intervention était plutôt une parole ou une question qu’un geste.  C’est à eux de trouver le bon geste en me parlant de ce qu’ils cherchent à faire.

Je me souviens de cet enfant que je voyais figé depuis presque 10 mn face à son morceau de terre, et avec j’eus exactement ce dialogue dont , je crois, chaque mot fût décisif. :

– «  je n’y arriverai pas » , dit-il à mon approche

– « à quoi », lui ai -je demandé.

– « à faire mon loup » m’a t-il répondu du tac au tac.

Il savait à quoi il n’arriverait pas, c’est donc qu’il était déjà en route vers  « son loup ».  Là où plus certainement un adulte aurait répondu qu’il ne savait pas quoi faire, lui avait une image tellement prégnante et exigeante de ce à quoi il voulait parvenir qu’il avait peur de ne pas pouvoir la rejoindre.

– « tu penses que tu n’arriveras pas à faire ton loup, mais penses -tu que tu puisses attraper dans cette glaise qui est devant toi un morceau de la taille de la tête de ton loup ? »

– « oui » , ce qu’il fit d’emblée.  A notre grande stupeur, lorsqu’il ouvrit la main, pour me montrer son morceau de terre, celui ci avait pris de lui même, grâce à la manière qu’il avait eu de l’extraire, la forme de la tête d’un loup.  Le « hasard » jouait pour nous et n’avait pas voulu me faire mentir lorsque je leur avais déclaré qu’avec la terre tout était possible.  Je ne pu résister à la tentation de rendre témoin les autres enfants de ce qui venait de se passer.  Pour Aurélien , désormais la voie était ouverte.

–  « maintenant penses-tu pouvoir faire la même chose pour le corps de ton loup ? »

Il ne répondit même pas, il avait déjà les mains dans la terre. La bête était en marche. L’enfant aussi. (cf. photo p  )

8-  Les écouter parler quand ils sculptent.

J’ai souvent pu observer que sculpter les fait parler d’eux même. Il peut être intéressant de noter ce que disent spontanément les enfants. J’ai souvent demandé aux institutrices de jouer ce rôle de scribe silencieux, expérience très intéressante et pas toujours aisée pour elles, jamais mises en situation être  en retrait et en silence dans leur propre classe.

La sculpture est un processus qui favorise des mécanismes de projection.  Bien sûr il ne s’agit pas de faire de l’analyse sauvage, mais simplement de récolter des paroles qui peuvent ou pourront un jour éclairer la personnalité d’un enfant. ; Ainsi Emilie , la plus jeune de la classe, qui avec son « bonhomme qui fait rien et qui réfléchit ce qu’il va faire », ne faisait rien d’autre que de me parler d’elle même et de son propre fonctionnement « en deux temps » (peu respecté d’ailleurs par les enseignants trop souvent impatients.)  Elle avait d’abord réalisé sa sculpture allongée ,comme écrasée au sol ,telle un dessin en relief, puis ,dans un second temps et après longue réflexion , l’avait redressée, démontrant ainsi qu’elle avait complètement intégré la troisième dimension mais ne pouvait le faire d’emblée.

9-  Etre attentif aux « signaux » envoyés par les enfants.

Leur regard, leurs attitudes, la coloration de leur peau, les divers signes d’anxiété  ( variables selon que je m’éloigne ou m’approche des enfants) sont autant de paramètres à prendre en compte pour que les enfants soient en mesure de donner le meilleur d’eux- même, de découvrir qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent faire.

Je revois le petit Romain qui tentait en vain de faire tenir deux mains énormes au bout des bras de sa sculpture. Lorsque je lui ai demandé ce qu’il pouvait inventer pour que cela tienne, il a posé ses deux mains derrière sa propre tête en me disant « il faut faire comme ça ». Il n’avait plus qu’a faire subir le même geste à son bonhomme, il le compris et au moment où il le fit, sa sculpture sembla se métamorphoser. Les deux énormes mains jointes formèrent comme un soleil qui se levait derrière la tête du personnage qui s’était dans le même temps cambré dans une torsion qui donnait à l’ensemble une force de vie et un dynamisme frappant.  Romain, lui même éberlué par ce qu’il venait de faire me dit « c’est le bonhomme qui se réveille ». J’ai senti dans son regard qu’il s’était passé quelque chose d’important chez cet enfant. Quelque chose qui m’échappait et que je ne pouvais nommer mais qui était désormais ancré en lui. Il suffit parfois d’être là au bon moment.  Ceci m’a par la suite été confirmé par les institutrices. Cet enfant dont je ne connaissais rien, et donc pour lequel tout me semblait possible « n’arrivait jamais à rien »(je cite son institutrice) tant il avait du mal à mobiliser son attention.  Même dessiner était un effort. Il passait de classe en classe avec cette étiquette qui adhérait à sa petite personne et faisait de lui un élément souvent indésirable .  Ce qui s’est passé pour lui ce jour là nous l’ignorons. Ce que nous savons c’est que Romain s’est mis, d’après son enseignante, à être dans ce qu’il faisait . Qui était ce bonhomme qui se réveille sinon lui même ? .

10- Apprendre aux enfants à regarder leur sculpture en la faisant tourner.

Ceci est indispensable à la prise de conscience des trois dimensions que sont le volume. Pour cela il est utile de placer la pièce sur une planchette que l’on tourne devant eux et un peu à distance d’eux, en leur demandant de répéter cela par eux même régulièrement.  Souvent ils se mettent à voir une forme qu’ils identifient, « tiens, c’est la bouche d’une baleine », et de partir de ce détail pour figurer la baleine autour de sa bouche. Il leur semble facile d’aller ailleurs que là ou ils avaient prémédité d’aller.

 11-   Profiter des heureux hasards.

Des formes que prend la terre quand on l’attrape, des chutes de sculptures… peuvent naître des formes inattendues sur lesquelles l’esprit de l’enfant peut rebondir. On peut aider l’enfant à voir ce qu’il y a d’extraordinaire dans ces formes qu’on n’a pas cherché à provoquer. Ils peuvent faire sans avoir voulu faire. « la terre c’est magique ». Ne nous empêchons pas de jouer avec la pensée magique de l’enfant. Le petit garçon et son loup formé comme par magie m’ont convaincue.

12- Induire la verticalité de la sculpture.

L’usage d’une simple pique qui fera office de tuteur réel et mental permet à l’enfant de matérialiser cette verticalité, de l’intégrer, et cela même s’il ne suit pas la direction que lui donne cette ligne (car il est alors conscient de ne pas la suivre).