On ne devrait jamais rencontrer les artistes.

Tous ne gagnent pas à être connus. Certains déçoivent par l’emphase dont ils recouvrent leur art. D’autre y perdent en mystère. Quelques uns, les plus rares savent nous séduire en gardant le ton juste -qui saura s’accorder avec l’esprit de leur oeuvre.

Quand bien même n’aurait-elle pas besoin d’avocat, Hélène Jousse est de ceux-là. Avec une grande économie de mots, d’une voix douce, elle dit tout. Quelque chose est passé. Puis de la puissance muette du regard, elle vous invite à tourner autour des formes. Dès lors, ce n’est plus à elle de dire, c’est à vous de voir.

Des femmes, batraciennes ou simiesques, foetale ou assise, perchée ou agenouillée, en marche ou aux aguets. Elles sont animales ou poisson, mais ce sont des femmes dans tous leurs états.

Cette histoire-là est vieille comme le monde : il s’agit encore et toujours d’harmoniser les lois, celles de la physique et celles de l’esthétique.

Dans ce défi séculaire, à travers des gestes nobles mille fois répétés, Hélène Jousse va aux limites en se disant que ça doit tenir. Si ça ne tient pas, c’est que ça devait pas tenir, voilà tout. La difficulté ne l’effraie pas. L’insurmontable la stimulerait plutôt. Question de tempérament. Elle se sent d’autant plus créatrice que la contrainte est forte. Plutôt que de la subir, elle s’en accommode, l’amadoue et s’en fait une amie avant de l’intégrer dans l’oeuvre pour lui conférer une autre dimension.

Hélène Jousse a, elle aussi, fréquenté les ateliers, non sans appréhension. Elle a appris et retenu. Elle y a gagné en assurance. Enfin habituée au regard des autres, elle s’est sentie autorisée à franchir le Rubicon en s’affranchissant de la tutelle des Maîtres.

Désormais, elle ne craint plus leur influence paralysante. Ses silhouettes s’allongent de plus en plus, tendues vers un inaccessible dépouillement absolu. C’est sa manière de rêver de pureté.

Au bout, les têtes se font minuscules comme pour s’excuser d’être là, timides excroissances prolongeant le mouvement des corps.

Ici , le travail et le goût du travail sont permanents. Mais ils ne se voient pas. C’est leur vertu. Car l’artiste ne recherche pas l’exactitude comme une fin. Ce n’est qu’un tremplin pour atteindre la vérité de soi, ce quelque chose d’impalpable qu’un écrivain entrevoit parfois en dépliant les mots.

Hélène Jousse travaille toujours d’après modèle. Cinq minutes à peine. Tout est dans l’esquisse. Cinq minutes suffisent à capter la vibration intérieure, la forme d’une âme. Si elles n’y sont pas, c’est qu’elles ne devaient pas y être. L’objet ira alors rejoindre le cimetière des ébauches. Mais pour déformer les modèles, il faut auparavant en avoir intégrer les proportions et les volumes avant de leur faire affronter l’apesanteur. Avant le grand saut dans le vide, au bord vertigineux des choses. Après quoi, filasse et plâtre. Boulettes de terre glaise. Avant l’épreuve du feu de bronze.

Les voilà dans leur attitude pour l’éternité. Elles sont tout écailles. Comme si ces poissonnes portaient leurs arêtes à l’extérieur. C’est peu dire que l’artiste n’aime pas les surfaces lisses. Elle préfère ce qui est à la fois plus subtil, plus rêche, plus dur.

Prenez garde à la douceur des femmes.

Un jour, ces oeuvres-là seront peut-être de celles qui formulent mieux que nous ce qui nous arrive. De ces oeuvres qui nous permettent de percevoir notre vie avec plus d’acuité. De celles qui racontent aux gens pourquoi ils s’aiment et pourquoi ils n’arrivent plus à s’aimer. C’est le destin qu’on leur souhaite.

Ce qu’Hélène Jousse cherche confusément dans cette quête intérieure ainsi matérialisée par ces spectres? Pressentir ce qui est caché derrière la personne, cette vérité autre que l’apparence. Elle s’acharne à lui arracher sa part d’ombre, reconstituant non ce qu’elle en voit mais ce qu’elle en sait.

Elle se débride enfin et sort de sa réserve naturelle, toute son énergie canalisée dans cette unique direction.

Son art, tout d’inquiétude, nous donne à entrevoir le monde en profondeur. Elle se construit à travers ses sculptures et ce n’est qu’à travers cette recherche de l’équilibre à l’issue incertaine quelle trouve une forme de liberté et de réconciliation intérieure. Expérience des plus grisantes et des plus dangereuses. Car lorsqu’on a commencé comme ça, on ne saurait plus accepter le monde autrement.

La nuit tombe. Les lumières de l’atelier s’éteignent. Sur les tabourets et les socles, les sculptures s’animent. Dans un bac, des petits personnages morts-nés bougent enfin. Le masque vibre, porte un regard sur le monde et sourit. Le couple s’étreint passionnément. L’équilibriste fait son numéro.

Toutes ces silhouettes désormais familières, qui semblent issues d’une pièce de Beckett, entament une autre vie. Elles échappent aux mains de leur reine thaumaturge, illustrant la plus belle définition de l’amitié. Des solitaires ensembles.

 

 

Pierre Assouline